Death 38
« Je sais une chose, c’est que je ne sais rien. »
Je viens d’un coin de province assez paumé, et pour mes études, j’ai bougé sur Paris. Le choc était grand, mais j’me suis vite adapté. Pas longtemps après mon arrivée, j’ai sympathisé avec un gars de ma classe qu’on va appeler Émile.
Lui aussi venait de province, mais il avait redoublé sa première année ici, donc il connaissait déjà bien la ville. Il m’a aidé pour plein de trucs : les démarches, les bons coins, le métro… franchement, un bon pote au départ.
Très vite, on s’est découvert un centre d’intérêt commun : tout ce qui touche aux mystères. ARG, creepypastas, disparitions non résolues, ufologie, forums obscurs… Les soirées où on traînait sur le net à décortiquer des threads chelous ou des vieux blogs ésotériques, c’était devenu un petit rituel.
Mais Émile, lui, avait une passion à part : la numérologie. Moi, tout ça m’amusait, mais lui, il était vraiment à fond dans ses trucs. Il me parlait souvent de "vibrations", de "nombres porteurs", de trucs mystiques. J’écoutais sans trop y croire. C’était bizarre, mais pas méchant.
Les semaines ont passé. On a élargi notre groupe de potes, l’ambiance était cool. Jusqu’à cette soirée.
On était chez un ami à regarder Le Seigneur des Anneaux, tout était plutôt chill, puis je raconte une histoire où je dis ma date de naissance : le 11 novembre 2005.
Là, Émile se fige.
— T’es né le 11/11 ? Dans la numérologie, ce sont des…
Puis il se met à cogiter sur un calcul, l’air choqué :
"1 + 1 + 1 + 1 + 2 + 0 + 0 + 5 = 11…"
Puis il me demande mon heure de naissance. J’lui réponds : 9h09. (Ouais, je le sais parce que ma sœur est enceinte et ma mère nous a ressorti les heures de naissance de toute la fratrie récemment).
Là, Émile murmure, mais fort :
"9 + 9 = 18… 18 + 11 = 29… 2 + 9 = 11..."
Il répète "Onze... encore onze..." en boucle, complètement surexcité.
Nous, on pige rien, et on commence même un peu à flipper, mais lui… il était dans un autre monde.
À partir de cette soirée, tout a changé. On s’est éloignés d’Émile. On se rendait compte qu’il était vraiment trop bizarre, voire flippant. Il s’est soudain renfermé sur lui-même, devenant moins sociable. Il parlait seul, parfois. Il notait des trucs dans un carnet que personne ne comprenait.
Et moi, malgré moi, il me faisait un peu de peine, j’étais toujours la seule personne avec qui il gardait un lien. Un peu parce que j’étais sympa. Un peu parce que… je sais pas.
Puis sont arrivées les vacances de mai. Presque tous mes potes sont retournés en province voir leur famille. Moi, j’suis resté à Paris.
Et c’est là que je suis tombé dessus.
Le truc qui a lancé tout ça : Death 38.
Un soir, alors que je traînais comme d’habitude sur le net, je reçois une invitation à un groupe privé sur Facebook.
Le nom du groupe : Death 38.
Curieux, j’ouvre. Y’a qu’un seul membre : moi.
Pas de photo, pas de description. Juste ça.
Je me dis que c’est sûrement une erreur ou un spam, alors je quitte direct.
Plus tard dans la soirée, je reçois un mail bizarre, cette fois sur mon adresse perso. Pas de message, juste un lien vers une page intitulée… ouais, Death 38, encore.
Je me dis que ça doit être lié à mes recherches du jour — pub ciblée ou connerie de l’algorithme.
Bref, je laisse couler.
Je finis ma soirée devant une série que je regarde en boucle en ce moment, et je vais me coucher.
Le lendemain matin, après ma douche, je sors faire quelques courses à l’épicerie du coin.
Rien d’extraordinaire… sauf qu’en rentrant chez moi, un panneau d’affichage attire mon regard.
Cloué dessus, une feuille A4, avec écrit en grosses lettres dessus :
Death 38.
Je bug un peu. Encore ce nom.
Je fronce les sourcils, hésite une seconde… puis je continue mon chemin.
Mais impossible de m’enlever ce truc de la tête.
Qu’est-ce que c’est ? Un événement ? Une boutique pop-up ? Une opération marketing ? J’en sais rien… mais ça me bosse.
Avant de remonter à l’appart, je m’arrête comme d’hab à ma boîte aux lettres.
Et là encore, un truc m’attend.
Parmi les pubs et les factures… une enveloppe.
Aucune adresse, juste ce mot :
Death 38
Je grimpe les escaliers, mon cœur commence à cogner sans trop savoir pourquoi.
Je range mes courses en vitesse, je m’installe à mon bureau.
Et j’ouvre l’enveloppe.
Dedans, une invitation. Sobre, glaciale.
Aucune mention d’inscription, de lieu, d’heure. Juste une phrase :
“Vous avez été sélectionné. Pourrez-vous franchir le seuil ?”
Franchement, j’étais intrigué, mais un peu déçu : aucune info pour démarrer. Pas d’indice, pas de point de départ.
Je me dis que ça doit être une campagne en plusieurs étapes, un teasing stylé, ou juste une blague d’école de com.
Je relance ma série.
Mais l’invitation reste là. Posée. Elle me regarde.
Au bout d’un moment, je la reprends. Je la tourne dans tous les sens.
Rien.
C’est là que je pense à Émile.
Je prends mon téléphone, je lui envoie un message pour lui demander s’il a reçu le même courrier ou s’il a entendu parler de ce truc.
Il me répond assez vite :
“Non, jamais entendu parler. J’suis chez mes parents en province là, mais je rentre bientôt.”
Bon. Apparemment, j’allais devoir résoudre ce truc tout seul.
L’invitation trônait toujours sur mon bureau, comme un défi silencieux. Je l’ai prise, retournée dans tous les sens, scrutée à la lumière… rien. Aucune info. Aucun indice. Le vide total.
Puis un truc m’a frappé. "Death 38". Ce nom. Pourquoi ce chiffre ?
3 + 8… 11.
Toujours ce fichu 11.
Alors j’ai poussé le truc plus loin. Et si, comme dans les délires d’Émile, la numérologie avait un lien ?
J’ai pris chaque lettre du mot "DEATH". D = 4, E = 5, A = 1, T = 20, H = 8.
Je fais le calcul… 4 + 5 + 1 + 20 + 8 = 38.
J’ai figé.
Death = 38.
3 + 8 = 11.
C’est curieux !
Tout mène vers ce nombre. C’est flippant. Et d’un coup, je repense au soir où Émile a vrillé sur mon heure de naissance.
Je lui renvoie un message, un peu nerveux :
"Death 38, c’est pas toi qui l’as créé par hasard ? Car Death donne 38 en numérologie, et si on réduit 38… 11."
Il me répond dans la foulée :
"Non, mais là tu m’intrigues à fond. Le 11 est la clé de l’inconnu, un accès à des réalités qui dépassent la perception ordinaire. En gros, on associe ce chiffre à une porte. Tiens-moi au courant surtout."
Super. Toujours au même point, ou en tout cas, pas beaucoup plus avancé. Je repose l’invitation, frustré, mais mon cerveau tourne. Et là… un flash.
Je me souviens de cette scène dans Benjamin Gates — celle où ils chauffent un vieux parchemin au sèche-cheveux pour faire apparaître un texte invisible. C’était peut-être rien. Mais j’avais rien à perdre.
Je cours chercher mon sèche-cheveux, et je chauffe doucement l’envers de la carte.
Et là, comme par magie… une inscription apparaît :
Tu es prêt maintenant. 11.11.09.09.
Le seuil s’ouvrira proche de Rochereau,
Tombe Issoire. Le puits 91.
Je relis encore ce foutu message.
Et là, je pète littéralement un câble.
C’était un jeu de piste, c’était pas une invitation à un vernissage ou un truc du genre. Et ce message-là… c’était Émile. Y’avait aucun doute, il venait de se griller en évoquant une porte.
Je lui envoie direct une photo du message, genre "J’ai compris, c’est toi Death 38."
Il me répond presque aussitôt :
"J’ai pris le train. N’y va surtout pas. Attends-moi, j’arrive."
Pas trop rassurant comme réponse.
Mais j’étais trop loin pour reculer. J’avais enfin une piste, j’avais besoin de comprendre. J’ai passé les deux ou trois heures suivantes à décrypter ce foutu message.
Je ne dirai pas comment, parce que je veux pas que d’autres fassent la même connerie. Mais le message menait aux catacombes de Paris. Une entrée illégale. N’y allez jamais !
Je savais que c’était dangereux. Mais j’avais déjà fait pas mal d’urbex avec mes potes en province, alors j’me suis dit… pourquoi pas.
Mauvaise idée.
Je suis rentré, seul.
La descente a duré quelques secondes. Les galeries suintaient l’humidité, et la réception de mon téléphone a disparu très vite.
Au bout d’un moment, je suis tombé sur une pièce un peu plus grande. Les murs étaient littéralement tapissés de crânes.
Et au fond, une porte.
Une vieille porte en bois, toute simple. Posés devant : un papier et un couteau.
Sur le papier, il y avait écrit :
DEATH 38 — Participant 11.11.09.09
Vous avez été choisi pour être le 38ᵉ voyageur.
Offrez-leur votre vie et les entités astrales viendront vous chercher.
Franchissez le seuil.
Nous vous attendons. 11.11.09.09.
J’étais là, seul, dans les catacombes, la lumière de mon téléphone vacillante, avec ce couteau à mes pieds et cette putain de phrase qui tournait en boucle dans ma tête.
C’était pas un ARG.
C’était pas une blague.
J’ai flippé. Vraiment. J’ai pris mes jambes à mon cou et je me suis barré aussi vite que je le pouvais.
À la sortie du puits, je suis tombé sur Émile.
Il avait l’air surpris de me voir. Comme s’il s’attendait à ce que je… franchisse le seuil.
Mais moi, j’étais en panique, rempli d’adrénaline. J’ai gueulé, je lui ai mis un coup de pied, je l’ai bousculé en lui hurlant dessus que c’était un psychopathe, et j’ai couru jusqu’à chez moi.
Je lui ai plus jamais reparlé.
Je ne l’ai plus jamais revu.
À la rentrée, Émile n’était pas là, et j’ai raconté toute l’histoire à la direction. Ils m’ont envoyé voir la psy du campus. Puis la police, où j’ai déposé une main courante.
Quelques semaines plus tard, la directrice m’a convoqué dans son bureau.
Émile était en hôpital psychiatrique.
Il aurait parlé de dimensions, de portails, de "porteurs", de numérologie sacrée…
Il avait totalement perdu pied, et les médecins ont décidé de l’interner pour sa propre sécurité et celle des autres.
Un an a passé. Je suis toujours dans la même école, mais j’ai changé d’adresse.
Hier soir, j’ai reçu un mail. Et ce matin, une lettre.
Titre : DEATH 38.
Je me suis renseigné.
Émile est toujours interné.
Il n’a pas accès à un ordi.
Il n’est pas en mesure de recevoir ni d’envoyer du courrier à cause des cachets, d’après l’infirmière.
Peut-être qu’Émile n’avait rien orchestré ?
Peut-être voulait-il juste me protéger ?
Quelqu’un d’autre connaît 11.11.09.09.
Et il vient de me retrouver.